- ZANSHIN, L'ESPRIT DU GESTE -
Je me suis souvent laissé piéger par les mauvais côtés de l'optique pro-active d'accomplissement: la liste d'activités structurée, le découpage du temps, les 'taxonomies' forcées. En particulier dans ma vie professionelle d'avant, lorsque le temps semblait rare et était souvent mal employé. La classe de yoga, la séance de méditation, la pratique deviennent alors des choses à ajouter à ce que nous sommes déjà pour nous équilibrer et nous rendre meilleurs. Courir, check, travail, check, vitamines, check, gym, check, session yoga, check, appeler parents, check, brosser dents, check etc...
Aujourd'hui, il me semble que cette perspective tend à nous éloigner de l'essence de la discipline. Le yoga est plus une pratique de soustraction, de simplification, de retrouver quelque chose, qu'une pratique additive où l'ajout de nouvelles propriétés nous rendrait meilleurs et/ou plus efficaces.
J'ai vécu au Japon pendant plus de 7 ans, et c'était il y a un moment. Pour des raisons que j'ignore, certains aspects de cette fascinante culture ont commencé à me marquer le corps et l'esprit bien après mon retour, alors que j'en avais déjà une connaissance intellectuelle à l'époque. La notion de zanshin éclaire le pourquoi et le comment de la pratique. Spoiler: la pratique du yoga nous aide à nous souvenir. Elle nous aide à nous souvenir d'un état qu'on voudrait permanent et qu'on aimerait porter avec et en nous tout le temps et partout, le jour, la nuit, quelque chose qui imbibe tout et dépasse largement le début et la fin d'une session. On le sait bien sûr. Mais nous l'oublions souvent...
zanshin
Zanshin est un concept Zen, que l'on retrouve dans le Budo (la tradition des arts martiaux japonais, en particulier le Kendo), et dans beaucoup d'autres arts tels que l'ikebana (les arrangements floraux), le chado (la cérémonie du thé) et le sumi-e (la peinture à l'encre). Une traduction possible est "l'esprit du geste", la notion faisant référence à un état d'esprit totalement vigilant, alerte et conscient de son environnement, où la conscience reste immobile sans s'accrocher à quoi que ce soit, et est totalement présente durant chaque instant et pour chaque action ici et maintenant. Nous sommes prêts à faire ce qu'il faut faire ici et maintenant, et nous restons également en harmonie avec ce qui peut advenir.
Une notion proche est celle de mushin: pas d'esprit ou sans esprit. Pas comme un crétin. Mais bien comme profondément vide de distractions, préoccupations, soucis, stratégisation (liste de bullet points?) et autres courants de pensées. Alors nous sommes alertes de façon aiguë, détendus et concentrés. Mushin est une autre manière de faire référence à l'esprit comme de l'eau, mizu no kokoro. L'esprit comme de l'eau, c'est une conscience tellement immobile qu'elle se confond avec une étendue d'eau sans aucun mouvement, aucune vague, aucune ride en surface, pas le moindre relief mouvant. Dans cet état, la surface de l'eau reflète une image claire et sans distorsion de son environnement, comme un mirroir.
De même, la notion de tsuki no kokoro, l'esprit comme la lune, fait référence à un état d'esprit de disponibilité aiguë et non analytique, autrement dit de conscience globale et sans relief, où l'esprit observe chaque détail comme la lune éclaire la terre sans préjudice ou préférence, et n'est pas affectée par ce qu'elle illumine. La lune plutôt que le soleil, parce que notre attention ne se consume pas dans la tâche, on ne porte pas un rayon de conscience sur un objet, il s'agit d'une énergie beaucoup plus yin, une réception passive des stimuli extérieurs. Cet état de conscience et de disponibilité aigu est appelé zanshin. Zanshin est également utilisé pour décrire la transition parfaite entre une technique et la suivante dans un kata, sans perdre ni la concentration ni la disponibilité. En Kyudo (le tir à l'arc japonais), zanshin évoque la posture de l'archer après l'envol de la flèche, jusqu'à l'impact.
L'origine de mushin et zanshin se trouve dans la pratique zazen du Zen, la posture assise et immobile. La posture induit (à travers le temps) une cessation des pensées couplée à une totale disponibilité. Zazen n'est pas considéré comme un exercice mental ou une forme spécifique de méditation. C'est une "pensée sans pensée", une dimension où l'activité consciente disparaît. Un état de zazen parfait se confond avec le satori, l'éveil ou la pure liberté de pensée (limites des mots). Il s'avère que cet état s'est révélé extrêmement efficace dans le combat, et à travers cette pratique, les anciens combattants du Japon ont perfectionné les techniques de leurs arts martiaux. En conséquence, zazen a parfois été appelé la religion des samourais, en dépit du fait que ce ne soit pas une religion mais plutôt une pratique purement pragmatique.
every breath you take, every move you make... est du yoga
On se met en mode Yoga quand on est sur le tapis de yoga. Mantra, Aum, et c'est parti, on enchaîne les asanas, sur un fond d'Ujjayi. Woaw, cool! C'est bien. C'est certainement mieux que rien. C'est bien de se souvenir également que l'esprit autenthique du yoga n'est pas dans la posture, mais dans la façon dont notre esprit anime la posture. Nous travaillons notre corps-esprit à chaque instant pour créér un mouvement complet et total où le prana se concentre, moment après moment.
Dès le réveil, même lorsque nous dormons, chaque instant de notre vie requiert de nous une présence totale à chaque geste effectué, en abandonnant le discours interne pour se rendre disponible, vigilant, ouvert...
La pratique constante de l'esprit du geste, sur le tapis et en dehors jusqu'à ce que ces notions mêmes disparaissent, permet au yoga de s'incorporer littéralement en nous, naturellement, automatiquement et inconsciemment. Le tapis et la session sont certainement des espaces et des instants privilégiés, mais le yoga n'a rien à voir avec un endroit, une posture ou un maître/guru. Chaque mouvement que nous effectuons est un kata, c'est du yoga. La façon dont nous disons bonjour est yoga, la façon dont nous mangeons est yoga, la façon dont nous fermons la porte est yoga, la façon dont nous attrapons le verre d'eau est yoga. Lorsque nous chantons Aum, on n'incline pas la tête timidement en joignant vaguement les mains devant soi pour marmonner un aum de pacotille. On salue tout le monde présent et le Cosmos entier. Chaque minuscule geste est important et nous rapproche d'un comportement juste. Nos mouvements influencent notre conscience: nos mots, nos gestes, notre posture, tous influencent notre environnement et nous influencent en retour. Manger, s'habiller, se laver, travailler: chaque action nécessite notre présence, notre concentration, et notre relâchement. En ce sens, le yoga est une vraie science du comportement, qui n'a rien à voir avec les visions imaginaires vouées à transformer le monde, façon religion.
la spiritualite dans le geste
La pratique qui consiste à prêter attention à chaque geste, sur le tapis de yoga ou en dehors, petit ou ample, trivial ou artistique, lie notre vie de tous les jours à notre dimension spirituelle et nous permet de vivre chaque instant comme si c'était le dernier, pleinement éveillé. Chaque souffle suffisamment bruyant pour nous, souple et silencieux pour les autres...
Répétons nous: il y a une manière yogique de bouger, d'agir. Mais il est tout aussi important de ne pas stagner sur le côté formel des choses, que ce soit d'un point de vue orthodoxe ou progressif, de ne pas être réactionnaire. Idéalement, nous voulons apporter à chaque mouvement notre esprit de débutant, s'aligner avec la verticalité de l'instant, ici et maintenant.
La pratique qui consiste à prêter attention à chaque mouvement que nous faisons nous réveille de la forme de conscience fantôme que la vie moderne perpétue et nous emporte vers un état de conscience alerte et détendu. Avec le temps, cela nous permet de porter chaque mouvement que nous faisons comme un luxueux vêtement taillé sur mesure, de le rendre équilibré, adapté et approprié à l'ici et maintenant, avec une spontanéité, une splendide beauté, et une vie qui lui est propre. Et peut-être, à un moment, de comprendre, pour nous-mêmes et les autres, la balance, ni trop tendue ni trop lâche, la rigueur et la flexibilité, la routine et le nouveau...
Zanshin, finalement, est dans chaque mouvement que nous effectuons. La beauté naturelle du corps reflète la façon dont nous avons entraîné l'esprit à se concentrer sur le geste. La travail physique, que ce soit nettoyer la piscine ou l'agriculture, jouer du piano, dessiner ou l'artisanat, ne conditionne pas seulement la santé du corps et la dextérité des doigts, mais aussi l'agilité de notre cerveau. A travers une répétition constante infusée d'intention, le mouvement devient à la fois maîtrisé et facile, et le corps touche une forme de beauté. L'action organique devient inconciente et naturellement esthétique.