- AUTOPORTRAIT DE L'AUTEUR EN YOGI (ou CE DONT JE PARLE QUAND JE PARLE DE YOGA) -
Cet article se préoccupe de la façon dont nous parlons lorsque nous parlons de Yoga, et plus important encore, lorsque nous enseignons le Yoga. De façon à équiper le lecteur d'outils pertinents pour comprendre les enjeux liés à cette problématique du discours, nous allons utiliser le travail d'un auteur contemporain de science-fiction pour débroussailler le terrain. L'idée n'est pas tant de donner des recettes ou formules, même si certaines vont émerger naturellement, que de rendre le praticien conscient des choix qu'il ou elle fait (souvent inconsciemment) lorsqu'une certaine catégorie de langage est utilisée pour donner des instructions.
J'ai récemment lu l'excellent "Story of your life" par l'auteur de science-fiction Ted Chiang. Je manque de superlatifs pour décrire le travail de cet écrivain exceptionnel: l'histoire est disponible ici en anglais si vous cliquez sur la photo de l'auteur. Il existe une probabilité non nulle que je sois en train de prendre des libertés avec les copyrights: Ted ou les gens qui le représentent, si vous lisez ceci pour une raison ou une autre, j'utilise cette histoire comme 'teaser' pour le reste de la production exceptionnelle de Ted Chiang.
Avec un peu de chance, vous êtes d'accord avec la démarche. Nous y reviendrons, et il y a des 'spoilers' plus bas, mais une partie non négligeable de l'histoire est liée au langage et aux implications qu'il y a à communiquer avec le signe oral ou écrit. Plus précisément, l'auteur semble proche du relativisme linguistique, tel qu'envisagé par l'hypothèse dite Sapir-Whorf, qui suggère que la structure d'un langage affecte la vision du Monde de celui qui l'utilise ainsi que ses processus cognitifs. Aujourd'hui, cette idée est acceptée en partie par certains. En ce qui me concerne, il me semble que non seulement au niveau du langage, mais aussi à l'intérieur d'un langage en particulier, la manière dont nous nous adressons et dont nous adressons les autres, ainsi que la façon de dériver du sens de symboles (sonores ou visuels) conditionne entièrement notre expérience du monde, ce que nous en attendons, ainsi que l'influence que nous pouvons avoir dessus.
Pour la partie pratique de cet article, après une petit excursion en linguistique et science-fiction, nous explorerons certaines idées que l'hypothèse Sapir-Whorf a facilitées, avant de continuer avec des suggestions de calibrage de discours d'instructions de Yoga ou méditation qui faciliteront grandement l'expérience du praticien. Notamment, un concept avec lequel beaucoup ont du mal, c'est comment donner des instructions sans y incorporer de paradoxes prêtant à confusion (comme c'est abstrait j'enchaîne immédiatement avec un exemple -> parfois les profs peu expérimentés disent des choses du genre : "Le but de la méditation c'est de...", "Videz votre esprit, ne pensez à rien". Ces instructions sont déjà des contradictions par construction - si le lecteur ne le voit pas, plus d'explications plus bas -, et témoignent d'une incompréhension profonde du sujet).
"STORY OF YOUR LIFE": ET SI ETRE EXPOSE A UN LANGAGE DIFFERENT CHANGEAIT NOTRE PERCEPTION DE L'ESPACE ET DU TEMPS POUR TOUJOURS...
Le métier de Ted Chiang est d'écrire de la documentation technique pour codeurs professionnels. Sexy n'est-ce pas? En plus, il écrit des courtes nouvelles de science-fiction (seulement 16 histoires cependant, à Octobre 2016), et il est fort possible qu'il soit le meilleur auteur dans ce genre aujourd'hui. A cet effet, il bénéficie d'une certaine presse, puisqu'il a gagné de prestigieux titres comme le Hugo ou le Nebula, que beaucoup attendent en fin de carrière et après une solide production.
En tant qu'ex-fan de science-fiction, j'étais enchanté de découvrir le travail de Mr Chiang. Maintenant, que vous aimiez le genre science-fiction ou pas (et franchement 90% de la production ne peut qualifier à aucune prétention littéraire), vous devriez lire Ted Chiang, parce que c'est juste de la bonne littérature. Méticuleusement conçues, présentant des défis de compréhension à tous les niveaux, cérébrales sans être trop prétentieuses, construites avec tempo et énergie, émouvantes, pleines de suspense et remarquables dans la clarté d'expression, aucune des histoires de Ted Chiang ne déçoit. "The story of your life" a déjà été adaptée au cinéma par le metteur en scène Denis Villeneuve pour Hollywood (Incendies, Sicario, parmi d'autres...).
Dans "Story of your life", Dr. Louise Banks est une linguiste au service de l'Armée américaine, employée pour comprendre/traduire une race d'aliens symétriques autour d'un axe radial, et baptisés "Heptapodes". Les heptapodes ont deux formes de langages différentes: l'heptapode A, le langage parlé, et l'heptapode B, le langage écrit. Ce deuxième langage joue un rôle fondamental dans l'intrigue, lorsque celui qui le parle réalise qu'il appartient à un Univers déterministe où le libre arbitre s'exerce justement en n'affectant pas le résultat d'événements à venir. Au fur et à mesure que Louise progresse dans la maîtrise de l'heptapode B, sa perception du temps, de l'espace et de la vie en général est profondément affectée: en essayant d'apprendre à écrire la langue, la façon dont elle perçoit la réalité évolue, et elle commence à se souvenir du futur (oui, se souvenir du futur...).
je ne vais m'appesantir plus longtemps, mais en quelques pages biens senties, Ted Chiang arrive à évoquer un premier contact terriens-aliens, explore la nature du libre arbitre, du temps, des maths, la relativité linguistique et sa capacité à modeler notre vision du monde, dans le contexte d'une histoire trop humaine de perte et de chagrin, avec une résolution à la fin qui vous fera tourner la tête.
relativite linguistique, langages artificiels et systemes d'ecriture, sapir-whorf.
Un thème récurrent de ce site web est l'idée selon laquelle le choix de notre manière d'expression s'accompagne toujours d'un sous-texte dont nous sommes conscients ou pas. Une autre idée forte est que certains choix de langage dans la communication sont appropriés et conduisent aux meilleurs résultats dans un certain contexte, ou au contraire entravent et opacifient le problème.Dans "C'est de l'eau", nous avons vu comment David Foster Wallace suggère une façon de se relater une série d'expériences qui facilite une connection naturelle avec un sentiment de gratitude. Dans "Au commencement était la parole...", nous avons vu - entre autres - comment de plus en plus de savoir aujourd'hui repose entièrement sur des symboles pour sa transmission, et à quel point le choix de ces symboles est important.
En linguistique, l'hypothèse Sapir-Whorf stipule que certaines pensées qu'un individu peut avoir dans un langage ne peuvent être comprises par ceux qui vivent dans un autre langage. En d'autres termes, la façon dont les gens vivent est fortement conditionnée par leur langue natale. Les attaques les plus vigoureuses contre cette notion sont venues du camp de la Grammaire Universelle (GU), principalement des disciples de Noam Chomsky. Ils pensent que la forme que prend un langage par-dessus nos structures de création de sens internes et innées n'a pas d'importance.
Il y a une conséquence attractive à aller dans le sens de Sapir-Whorf: si le choix des symboles que nous utilisons pour décrire la réalité et la façon dont nous les combinons ensemble n'est pas neutre, alors pourquoi ne pas renverser le problème, et IMAGINER la meilleure façon de communiquer certaines idées. Cela pourrait être fait à deux niveaux:
- Intra-language par exemple, nous pouvons penser à des façons créatives d'ordonner le vocabulaire et les constructions grammaticales. Un tel projet est le E-Prime par exemple, où l'utilisation du verbe "ETRE" est exclue de l'anglais. Alfred Korzybski, fondateur de la discipline de la sémantique générale, pensait qu'une utilisation abusive du verbe être pouvait entraver le jugement, l'action et même conduire au fascisme. En tant qu'auxiliaire ("Je suis en train de m'habiller") et d'autres emplois neutres, "ETRE" est innocent. Dès qu'on l'utilise pour des identifications ou prédications, "ETRE" peut devenir toxique et la porte ouverte aux mauvais jugements: "Il est Juif", "Ma femme est anorexique", "Tu es un loser"...
- Au niveau au-dessus, on peut imaginer créer un langage de zéro:
- Commes les auteurs J.R.R Tolkien ou Georges Martin, il existe des projets de langages construits ou artificiels: ils ont pour but de nous aider à penser et à nous exprimer de façon originiale et créative. Esperanto, Klingon, AllNoun, Solresol, et l'un des plus intéressant Lojban. Le Lojban est un langage construit sophistiqué qui a aussi vocation à donner corps à l'hypothèse Sapir-Whorf. Le lojban a été conçu pour permettre une communication excellente, créative et claire tous sujets confondus. A cet effet, sa grammaire est basée sur la logique proprositionnelle, et il dispose d'un vocabulaire neutre algorithmiquement dérivé des 6 langages humains avec le plus de circulation. Apprenez le ici....
- Si le Lojban dispose d'une écriture, elle est très semblable à ce que nous connaissons déjà. Une idée de génie de "Story of your life" est que le système d'écriture d'un langage pourrait lui-même être un langage à part entière, comme l'est l'Heptapode B dans l'histoire. Dans la vraie vie, d'autres ont consacré du temps à l'idée de dessiner un langage, longtemps après les idéogrammes chinois. Un exemple est le Ouwi project, où la composante écrite de ce langage construit est un système 2D non-linéaire avec les caractéristiques suivantes:
- Bijection phonèmes/graphèmes
- Incluant des reconnections et des boucles induisant du sens (ne me demandez pas ce que ça veut dire)
- Peut aussi devenir une ponctuation extensive et se résoudre en système linéaire d'écriture (voir ci-dessus)
- Semblable aux instructions algorithmiques en informatique
- Semblable à certains concepts mathématiques
- Beau à regarder (merci)
On pourrait continuer sur ce sujet longtemps . L'objet ici est de rendre le lecteur conscient de la façon dont ils utilisent le langage: en particulier, la section prochaine a une ambition pratique, et toutes les idées ci-dessus ont comme seule vocation de prépaper le terrain à la mise en palce d'outils qui vont permettre à l'orateur d'élever son point de vue.
yoga talk: trouver sa voix et parler du coeur
Dans cette dernière section, nous voudrions sensibiliser le praticien aux enjeux que présentent les instructions dans la transmission du patrimoine yogique, à des façons intéressantes de les délivrer, à la lueur des idées developpées ci-dessus. Le message principal à ramener à la maison est que notre manière de nous exprimer s'accompagne d'implications concernant notre vision du monde.
Une vision du monde est un modèle de réalité virtuelle. Un cadre d'idées et d'attitudes concernant le monde, nous-mêmes, la vie, une liste de 'croyances' qui procure des réponses à un vaste nombre d'interrogations sur la realité de façon cohérente et cohésive.
Souvent, même si nous aimons le Yoga, notre vision du monde peut être en contradiction avec la vision du monde suggérée par la Tradition, que nous en soyions conscients ou non. Cela se reflète dans les instructions que nous donnons en tant que professeurs: ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose, mais comme souvent, faire des choix informés lorsque nous agissons reste une meilleure pratique que de ne pas savoir.
Ci-dessous, quelques pistes de réflexion pour amorcer ce processus de prise de conscience de Yoga Talk:
Vous vs Nous
En Yoga, le prof est un élève, l'élève est un prof. Tout est Un, et si quelqu'un a la fonction de guide à un moment, ou d'instructeur, ou de guru, ce moment est temporaire, sujet à changement et évolution. Le professeur est un peu plus loin sur un sentier de progression sans fin, et comme il est infini, ce 'un peu plus loin', où qu'il se situe, demeure rien au regard de cette infinité.
Alors...
Nous adressons les élèves avec un 'NOUS', ce qui signifie que nous, profs, nous incluons dans l'ensemble des praticiens. Si au contraire, c'est moi le prof, qui transmet, vs eux les étudiants, qui apprennent, j'encourage la déresponsabilisation et les comportements dépendants. Si j'enseigne d'une estrade surélevée, je fortifie contextuellement mon utilisation de la dichotomie VOUS/MOI, en me rendant plus spécial via ma communication non-verbale. La plupart des abus dans le milieu vient de groupes qui laissent ce type de structure émerger.
Remplaçons VOUS par NOUS, et faisons en une habitude.
forTIFIcation de l'ego vs connection au prana/chi
Il y a une contradiction flagrante dans la façon dont le yoga est ré-approprié par la culture occidentale, dans le cadre d'une grille de lecture procurant des bénéfices en dur qui permettront au praticien de résoudre les défis du Zeitgeist: être numéro un, arriver individuellement façon rêve américain, briser la compétition etc... Ainsi très souvent, des instructions sont données avec un sous-texte implicite de productivité, d'efficience, d'atteinte de buts fonctionnels qui sont exactement ce que le yoga n'est pas.
Un jeune prof veut souvent associer la pratique avec un bénéfice en dur qui fait que le payeur du service saura pourquoi il paye: "Si TU allonges et ralenti TA respiration, ça TE permettra d'être plus relaxé et centré, et TE permettra de prendre de meilleures décisions". C'est peut-être vrai, mais cela en dit long sur le climat dans lequel on baigne.
Plus approprié: "Observons notre respiration naturelle, par les narines, et cycle après cycle, restons sensibles à la manière dont elle évolue... Peut-être qu'elle ralentit, peut-être qu'elle s'allonge... Nous faisons ça gentiment, avec bienveillance, en prenant notre temps. Et alors que nous revenons sans cesse à cette respiration naturelle, pourquoi ne pas se faire une note mentale de notre sentiment intérieur...".
En utilisant un langage moins impératif("Fais ci, Fais ça"), en autorisant la possibilité pour les choses d'être différentes des choses que nous pensons savoir, en redonnant au praticien la responsabilité d'explorer, d'être curieux, de sentir, plutôt que de prescrire ce qu'ils devraient faire de façon à obtenir la médaille évoquée dans le bouquin ou le teacher training.... C'est plus dur au début, et nous perdrons tous ceux qui cherchent un substitut de père/mère/guru. C'est mieux pour le Yoga.
eviter les paradoxes
"Vider votre esprit de ses pensées".
Je l'entends encore, alors que la discipline se propage et que le niveau s'élève. En plus de promouvoir la schizophrénie chez l'élève, ce type d'instructions témoigne d'une telle incompréhension que c'en est inquiétant. Qui est le vous qui vide votre esprit et qui est le vous qui observe cet esprit se vider, comment créer du néant avec de la volonté, qu'adviendra-t-il de ce vous qui fait le boulot une fois que le vide sera là etc... etc...
Une instruction comme "Relâcher vos muscles et entrez plus profondément dans l'asana" est tout aussi faible.
Encore une fois, la vision du monde du Yoga, c'est que Tout est Un, et nous aimerions nous reconnecter avec une force et une intelligence de vie qui réside et sais infiniment mieux que notre individualité bornée. Une grosse partie du travail est déjà d'épouser avec confiance cette suggestion, de trouver les ressources internes qui facilitent un certain type de foi, et de lâcher prise. Nous ne pouvons pointer directement vers les chose que nous ne connaissons pas, mais en tant qu'instructeur, nous aligner avec l'élève et explorer ensemble ce qui peut se passer.
"Installons nous dans une posture confortable assise... Nous allons inviter notre attention à résider au niveau du nez, et sentir le flux de l'air entrer et sortir des narines". Si nous nous laissons bercer par les instructions de cette manière, les pensées vont naturellement et progressivement s'ammenuiser. Cela peut se passer ou pas, maintenant ou dans 25 ans, mais ça ne peut certainement pas se décréter.
l y a tellement plus à dire, bien sûr, et ceci n'est pas un cours. L'objet des articles ici est plutôt de procurer un contexte plus vaste au lecteur, de manière à étendre ses horizons et apprécier pleinement ce que nous faisons lorsque nous partageons avec d'autres cette pratique magnifique et la progression sur le sentier. Belle pratique et enseignement,
Best.