- L'OUTIL PSYCHÉDÉLIQUE -
Avant l’adoption généralisée du système de numération positionnel en base 10 par l’ensemble de l’humanité, d’autres façons de rendre compte des quantités et de leurs opérations prévalent. En particulier, les systèmes additifs comme la numération romaine utilisent des symboles qui combinés entre eux représentent les nombres. A l’époque, peu d’utilisateurs sont convaincus de la pertinence d’un changement de perspective. A partir du 16ème siècle, après quasiment un demi-millénaire d’hésitation, le système de numération positionnel en base 10 se propage et gagne la bataille de la représentation symbolique. Le déploiement de créativité qui en découle est vertigineux: ce simple changement de paradigme, cette façon différente d’envisager le monde, d’en décaler notre perception, ouvre le champs à l’ère de la connaissance scientifique, et aux évolutions technologiques imprévisibles dont nous sommes aujourd’hui les créateurs et utilisateurs. J’insiste sur la notion d’évolution technologique, le progrès n’étant garanti que par la grandeur d’âme de la culture qui l’accueille.
Nous ne saurions donc trop insister sur l’incroyable déblocage de potentiels qu’un changement de perspective peut apporter, à titre individuel comme à titre collectif. Ce déblocage de potentiel n’est jamais garanti et comporte un risque: tout changement de modèle s’accompagne d’une crise de sens.
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Depuis des milliers d’années, nous disposons de technologies naturelles (au sens étymologique, une connaissance logía de l’art τέχνη) qui nous permettent d’ouvrir le champ de notre conscience à des visions riches et colorées du monde. Ces technologies ont été abondamment employées par les chamans et autres magiciens et guérisseurs des cultures qui pré-datent ce que nous aimons appeler le “monde civilisé”.
Aujourd’hui, ce “monde civilisé” n’a que faire de cette sagesse ancestrale. Peu importe les raisons qui nous amènent à cet état de fait. La plupart des individus urbains existent aujourd’hui dans un état d’anxiété semi-permanent. L’accès aux nourritures spirituelles se fait à travers le recyclage mercantile de vernis New Age, des séminaires de self-development à forte tendance américano-individualiste qui mettent l’accent sur le “faire” et l’”avoir”, ou des psycho-thérapies arides et dénuées de coeur ou de souffle. Souvent, ces corpus sont uniquement mis au service de la ré-intégration de l’individu dans la culture ambiante, sa ré-insertion étant le passeport de son hygiène mentale.
En somme, nous utilisons encore, pour notre esprit, notre âme, l’exploration du monde onirique, de la créativité, de l’imagination... Et bien nous utilisons encore le système de numération romain. Il fonctionne d’ailleurs. Mais il est encombrant, lourd, maladroit, peu économique, et pas très intéressant. Les psychédéliques (Ayahuasca, LSD et psylocibin pour évoquer trois substances enthéogènes que je connais bien) équipent l’utilisateur d’un outil d’exploration de l’imaginaire comparable au système de numération positionnelle pour représenter les nombres.
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L’utilisation de psychédéliques n’est certainement une pas une garantie d’originalité, encore moins de créativité. Il est nécessaire que le terreau propice à l’activation des épiphanies et autres mises en correspondances d’images et de concepts soit déjà présent: comme toute substance amplificatrice, l’esprit de la plante a tendance à travailler avec l’existant, et si le sujet n’est pas au départ doué un minimum artistiquement ou scientifiquement, la prise de ces petits génies naturels ne crée pas de talent ex nihilo. L’imagination se nourrit de lectures, de promenades dans la nature, d’exposition à l’Art, de la pratique d’activités corporelles, de la rencontre avec d’Autres, hommes, femmes, visions, cultures, systèmes etc... En ce sens, une cosmologie personnelle trop simple et mécanique de l’Existant peut engendrer une expérience déstabilisante et difficile à réconcilier pour son utilisateur. Je ne suis personnellement pas pour un prêche œcuménique en ce qui concerne les psychédéliques. Souvent par ailleurs, c’est une expérience irréversible.
Si l’utilisateur a les bonnes dispositions pour se mettre en condition favorable, alors les portes de perception qu’ouvre l’expérience psychédélique sont vertigineuses et sublimes. Que certains puissent avoir accès à ces intuitions et visions fulgurantes demeure une richesse, en particulier dans un climat social et économique plus mono-maniaque et paradoxal que jamais. Avec 8 milliards de terriens en 2019, la gouvernance des peuples ne peut se faire qu’en essayant pour les pouvoirs en place de créer le maximum de prévisibilité dans le système, c’est à dire de rendre les gens aussi mécaniques dans leurs habitudes que possibles.
Nos poches de liberté nous appartiennent: en ce sens, la prise de psychédéliques est un acte politique profond. Il est impossible de s’y exposer sans se sentir profondément déconnecté de la matrice des valeurs en place. Cette matrice a d’ailleurs, au moins au moment où ces lignes sont écrites, intérêt à tuer dans l’oeuf l’enthousiasme de ces vecteurs de création d’incertitude que sont les psychonautes. C’est le cas depuis l’émergence du mouvement dans les années 60 en Occident.
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L’Esprit de la Plante ne crée pas de l’imagination, de la beauté, de l’émerveillement... Insistons bien là-dessus.
Le caractère singulier de l’expérience, si nous avons la chance d’être projeté dans une aventure onirique hallucinante, belle et incompréhensible a la capacité de nous catapulter dans cette réalité que nous pensons connaître si bien, et d’en réaliser, souvent avec émotion, le caractère absolument miraculeux et infini.
Un voile beau et étrange vient couvrir le quotidien, et son aspect usé et fatigué disparaît au profit d’une remise en perceptive dramatique et méditative des objets et énergies de la vie quotidiennes.
Sans compter la première leçon épistémologique du psychonaute, qui est de l’ordre de l’impératif sanitaire: introduire une bonne dose d’humour, de fluidité, de relativité et de flexibilité dans l’édifice de notre compréhension du monde. Ces cartes et modèles que nous appliquons sans cesse pour lire les choses sont autant de béquilles qui ont vocation à disparaître.
En ce qui me concerne, j’estime que l’explosion des portes de la perception qui accompagne la prise des psychédéliques a la capacité d’extraire le psychonaute, le créateur, le musicien, le scientifique, ... si elle est mise à bon usage, humblement, avec enthousiasme, coeur et diligence, du royaume de la médiocrité.
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Pour ma part, la découverte des psychédéliques a été le catalyseur d’une sortie de crise personnelle qui était en gestation depuis des années. La dissolution des barrières mentales et émotionnelles - profondément enfouies dans mon Etre par le conditionnement culturel rigide de l’enfance et le contexte difficile dans lequel j’ai grandi - m’a allégé d’un grand poids.
Une conséquence naturelle et directe est de developper une capacité pratique à se déplacer d’un niveau d’existence à un autre, sans trop de difficultés.
On constate également que beaucoup de nos catégories logiques, de nos taxonomies mutuellement exclusives, nous enferment dans des visions du monde faibles et peu propices à la compréhension: que nous voulions ou non, on intuite un peu mieux le symbole du yin et yang, instantané d’un processus dynamique qui nous suggère que les opposés polaires ne sont pas indépendants mais bien des processus auto-générateurs, dans une constante alternance. Cette réalisation de l’interpénétration des choses facilite l’accès à un état d’esprit réceptif et ouvert.
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Personnellement, je pense que la frontière entre la stupidité et le génie est extrêmement ténue. De la même manière, et d’un point de vue plus normatif, il me semble que la ligne de démarcation entre le profond, l’inspirant et le drôle est également floue.
Ce qui est très clair pour moi, c’est que cette ligne de démarcation, cette frontière floue... C’est celle où le sel de la vie se collecte. Cet endroit, de loin le plus risqué, c’est celui où toutes les batailles du vrai, du beau et du bien se jouent. Et c’est là qu’il y a de loin le plus à gagner pour notre humanité.
Cet endroit, d’une façon, c’est celui ou l’on finira par nommer, catégoriser les nouvelles idées. Celles qui pour l’instant sont en gestation, superposées. Un jour, on finit par y geler notre compréhension avec des mots, un nombre suffisant d’entre nous donne à ces idées une vocabulaire partagé, et voilà: nous avons co-crée et complété notre réalité. Nous avons affaissé la fonction d’onde et forcé un modèle de la réalité. En attendant le prochain...
Il n’y a pas besoin de psychédéliques pour ça. Mais pour qui a besoin d’un petit coup de pouce roboratif, be my Guest...