- EAU & TERRE & TENSEGRITE, 2ème partie -
Dans cette seconde partie de notre approche du corps humain via le concept de tenségrité combinant les qualités représentatives de l'EAU/TERRE à travers l'interaction entre muscles/ligaments/tendons/fascia et les os, nous commencerons par un rappel des concepts présentés dans la première partie, avant de passer à leur application dans le contexte d'une pratique du yoga vivante et dynamique.
un bref rappel de concepts importants
Dans la première partie, nous avons vu que le corps humain pouvait être envisagé comme une tenségrité: l'intégrité de sa structure est maintenue par un réseau de tension continu (travail des muscles/ligaments/tendons/fascia) qui promeut et facilite le placement des éléments de compression et d'espace (les os).
Une tenségrité est donc composée de deux types d'éléments:
- Les supports/éléments de compression, qui sont en général solides et présentent la caractéristique de résister à la pression vers l'intérieur (compression), voire de pousser carrément vers l'extérieur. Dans le corps, ce sont les os, et nous les envisageons comme étant juxtaposés et suppportés dans leurs rapports les uns aux autres via les capsules articulaires, vues comme une extension de la trame des tissus conjonctifs. Les fluides dans les articulations poussent les tissus conjonctifs vers l'extérieur ainsi que les extrémités des os qu'ils connectent, les aidant à s'ajuster les uns relativement aux autres. D'un point de vue ésotérique, nous pouvons voir la structure de compression que forme le squelette comme dérivant ses propriétés de l'élément TERRE: stabilité, ancrage, forme et structure, solidité, espace, expansion...
- Les cables/cordes/fils/muscles/éléments de tension, qui sont en général fluides et présentent la propriété de tirer vers l'intérieur, de ramasser vers le centre, ou pour le moins de résister à la pression vers l'extérieur des éléments de compression. Il est important de bien noter que la structure est maintenue comme telle et intégrée à travers le temps par la tension continue de ces éléments de tension, liés les uns aux autres dans une trame continue. Il s'ensuit que dans une tenségrité, les éléments de tension peuvent partager et distribuer les forces tensionelles instantanément, et la tension est distribuée et ajustée librement. Cette caractéristique assiste le mouvement des éléments de compression les uns par rapport aux autres dans la répartition des charges que subit l'organisme. D'un point de vue ésotérique, nous pouvons voir la structure de tension et sa fluidité comme dérivant ses propriétés de l'élément EAU: adaptatifs, souples, métamorphes, mobiles, changeant...
Deux remarques rapides avant de présenter une vidéo intéressante de Tom Myers, un anatomiste qui s'est employé à explorer les implications du changement de perspective qu'introduit la notion de tenségrité pour les gens qui travaillent avec/sur le corps humain:
- En architecture classique/biomécanique à l'ancienne, l'intégrité structurale est plutôt vue comme le résultat d'un réseau de compression continu (et non de tension) - le sacrum supporte les lombaires, qui supportent les thoraciques etc... Un corollaire de cette vision limitée est que l'échec d'un élément de compression concentre toute la pression localement et compromet la structure. On constate empiriquement que les structures vivantes se comportent différemment, ainsi que certains ponts ou buildings.
- Si nous envisageons le corps comme une série de tenségrités qui se superposent, si un élément de tension est endommagé ou blessé, la charge est distribuée instantanément dans le reste du réseau, et les autres éléments de tension s'activeront de façon à protéger la partie affectée autant que possible.
principes de pratique yogique:
Dans cette partie, nous allons réunir les idées introduites jusqu'à présent dans une boîte à outils. La vocation de cette boîte à outils est double: équiper le praticien d'une vision anatomique à la fois plausible, solide et présentant un pouvoir explicatif et des capacités prédictives raisonnables, de façon à influencer les états mentaux et émotionnels qui conditionnent la pratique du yoga. Je suis personnellement convaincu que les états mentaux et émotionnels qui nous sont accessibles et que nous choisissons constituent ultimement le coeur de la pratique.
les energies d'integration (de tension) et d'expansion (de compression)
Chaque asana demande de nous que nous réalisions un équilibre conscient entre deux types d'énergie:
- Une énergie intégrative/de tension/musculaire, qui travaille de la périphérie vers le centre, proche des os et procurant un sentiment de force, de support et d'assurance.
- Une énergie expansive/de compression/du squelette qui s'étend, coule et irradie du centre vers l'extérieur, et procurant un sentiment de liberté, d'espace, de légèreté et de souplesse.
Ces deux énergies complémentaires travaillent simultanément. L'idée lorsque nous pratiquons est de les balancer et de les intégrer à travers la conscience de points pivots dans le corps où elles se rencontrent. Dans une posture de yoga, l'activation de l'énergie musculaire enserre les muscles autour des os et des articulations en dirigeant le flux d'action vers le centre du corps. L'énergie expansive vient compléter cette force intégrative avec un allongement et une extension du flux du centre vers l'extérieur. Les localisations corporelles autour desquelles et à travers lesquelles les deux énergies se rencontrent sont les points clés de l'asana. Selon la posture, il existe trois endroits spécifiques qui partagent la charge de réunir et distribuer ces deux énergies, ce que nous verrons dans un instant. Lorsque la yogini engage activement ces énergies, même si la posture parait statique de l'extérieur, le praticien expérimente un sentiment vivant de pulsation énergétique.
L'incorporation des deux énergies dans le travail, en plus de sécuriser la pratique et réduire le risque de blessure, permet de transcender l'aspect physique du yoga: l'énergie d'intégration permet d'intuiter une meilleure conscience de soi - recevoir, embrasser, ramasser/ramener vers soi-, l'énergie d'expansion permettant d'exprimer notre unicité au monde extérieur à travers sa projection. L'équilibre entre ces deux sentiments permet de reconnecter le coeur à un sentiment d'ouverture et de force.
L'énergie d'expansion, avec son accent sur le squelette, le cadre, peut sembler moins accessible que l'énergie musculaire, sur laquelle nous avons un contrôle conscient et immédiat. Plus dure à 'trouver', cette énergie profonde (littéralement) est la force tranquille qui est l'essence de la croissance, de la vitalité et de l'apaisement/guérison. Elle implique également des muscles, la différence étant que c'est à travers l'intention derrière la force d'extension, que nous accédons à des muscles profonds, enfouis et structuraux/de posture qui peuvent - ou non -être disponibles à notre volonté. Ces muscles profonds et posturaux, courts et denses, qui ont la particularité de rester toniques en extension sont plus fermes et constants que leurs homologues proches de l'épiderme qui travaillent principalement en se racourcissant via la contraction (biceps pour l'exemple).
En restant proche du modèle de tenségrité, une façon concise de décrire une pratique dédiée pourrait être:
En rentrant, en maintenant, et en sortant d'une posture de yoga, nous voulons à la fois consacrer l'effort à la création d'un espace à l'intérieur en activant l'énergie d'expansion (les muscles posturaux profonds) pour ouvrir la structure (le cadre/les éléments de compression/le squelette, l'élément TERRE) en allongeant vers le monde/l'extérieur, et également activer l'énergie intégrative en enserrant les muscles périphériques autour des os et articulations (et plus généralement les tissus connectifs ligaments/tendons/fascia, l'élément EAU), pour compléter les réseaux tensionelx qui donnent à la structure son intégrité.
pivots/cles
Un point de pivot est le centre de gravité d'un asana. Chacune de ces clés est le point de rencontre où la force d'expansion se déploie et où la force d'intégration se ramasse. Il existe trois clés, selon le type d'asana considéré:
le noyau du bassin
Un point à l'intérieur du bassin quelques centimètres en dessous du nombril, en ligne avec la pointe du sacrum où démarre le coccyx. Ce point est actif dans les postures debout et assises, où le bassin est la partie du corps qui supporte le plus de poids.
le corps du sternum
Où la tête continue le prolongement du diaphragme au fond du buste, point actif en downward dog et la majorité des équilibres sur les mains.
le centre du palais superieur:
Actif dans les inversions, où la tête est une partie de la fondation, typiquement headstand et shoulderstand.
Les sentiments d'intégration et d'expansion, dans chaque posture, trouvent leur origine et retournent vers le pivot, qui est déterminé par la partie du corps qui se voit attribuer la plus lourde charge pondérale dans l'établissement de la fondation de l'asana.
synthese et mini-manuel
Le corps humain peut être envisagé comme une tenségrité, un paradigme qui suggère que l'intégrité d'une structure vivante résulte de l'interaction de deux forces complémentaires de tension et de compression. L'originalité de l'approche en tenségrité est de suggérer que nous envisagions le réseau continu de tension comme étant de loin la force primaire qui maintient l'organisme dans son intégrité structurale (par opposition à une vision plus mécanique et classique qui attribue à un réseau de compression continu l'intégrité structurale).
Lorsque nous travaillons avec le corps, nous devons conserver une conscience aigue de ces deux réseaux complémentaires: le réseau de compression/ les os constituant le squelette (la partie TERRE) avec ses composants mobiles qui 'flottent' dans le réseau d'accueil, un continuum de tissus conjonctifs (les muscles/ligaments/tendons/fascia, la partie EAU). L'apparence de la structure est totalement conditionnée par les éléments mobiles (les os), mais sa vie et son déploiement ne dérivent que du réseau de tension (les muscles).
Lorsque nous travaillons, nou voulons constamment ramener à notre subjectivité une énergie intégrative (musculaire) et une énergie expansive (osseuse) autour de et à travers le point pivot de la structure, en engageant les muscles périphériques de façon à enserrer os et articulations pour 'ramasser' l'asana, tout en activant les muscles posturaux profonds pour déployer l'asana dans l'espace avec grâce et légèreté.
comment travailler?
Dans la première partie de l'article j'ai évoqué une possible excursion dans le paysage philosophique français post-moderne. En effet, le Yoga a cette capacité naturelle de nous éloigner des oppositions binaires et des concepts mutuellement exclusifs. Ce travail des énergies intégratives et expansives n'échappe pas à cette remarque.
Pour commencer, le praticien peut mettre l'accent sur une force plus que l'autre: par exemple se concentrer plus sur la création d'espace interne, avec une attention moindre sur l'énergie musculaire, pour développer un sentiment clair et localisé dans un premier temps. Ensuite, alterner et sentir, donner de l'attention au changement de saveur que procure un accent fort sur l'énergie musculaire. Une évolution naturelle est ensuite de lier l'inspiration au déploiement/expansion, et l'expiration à la force d'intégration. Cette tendance venant naturellement, il est également bénéfique au praticien de renverser la vapeur et de lier l'inspiration à l'intégration et l'expiration à l'expansion. Graduellement, nous voulons arriver à un sentiment interne de concomitance et d'equi-effort entre les deux énergies, pendant l'inspir et l'expir.
C'est en ce sens, et bien avant que les philosphes commencent à questionner la tendance de notre intellect à vouloir cartographier le réel avec des oppositions binaires et des concepts mutuellement exclusifs, que les yogis ont reconnu et inclu que les polarités que l'on oppose co-existent, tout le temps, partout, et que l'isolement d'une extrémité du spectre au détriment de l'autre est un exercice artificiel auquel ne se prêtent que les humains. Voyager sur la corde tendue de l'obscurité et de la lumière à la fois EST la pratique du Yoga.
exercice
Les pieds parallèles, écartés de la même distance que les bras déployés dans le plan frontal (pivot, le hara, noyau du bassin):
- Energie intégrative -> imaginons que nous reposions sur de la glace, nous activons les pieds/jambes isométriquement l'un vers l'autre (sans bouger), et sentons en particulier l'intérieur des cuisses se tonifier, le flux d'énergie circulant de l'intérieur des jambes vers le noyau du bassin.
- Energie expansive -> Sans perdre les sensation de 1., nous nous concentrons sur l'extension osseuse qui se déploie du noyau du bassin vers les jambes et pieds.
L'idée est de prêter attention à la façon dont l'énergie circule simultanément dans deux directions, vers le haut à travers les muscles, et vers le bas à travers les os, et comment cette ancrage des os dans la TERRE (leur extension) libère la colonne vertébrale et la propulse vers le CIEL.